
Les violences et les systèmes de domination
à l’oeuvre dans le spectacle vivant.
Essai d’analyse, synthèse, témoignage et mise en perspective
à partir des expériences liées à mon parcours professionnel.
En préambule à ma prise de parole je me présente en quelques mots pour identifier succinctement d’où je parle.
Artiste multi-casquettes et passionnée par mon métier depuis toujours, comme beaucoup d’artistes indépendant.es, je suis comédienne, chanteuse, cabarettiste, directrice artistique de Cie, leadeuse d’un groupe de punk, productrice de spectacles de theatre, de cabaret, de poésie et de musique.
Je suis féministe intersectionnelle, licenciée de Lettres Modernes et chercheuse en littérature poétique des autrices de la Beat Génération et du Moyen Orient.
J’ai travaillé en France et à l’étranger, joué et/ou monté des spectacles et concerts dans de multiples milieux artistiques, de scènes nationales en cabarets alternatifs, du theatre classique au theatre de rue jusqu’aux scènes Punk Rock indépendantes.
Mon parcours m’a conduit à connaitre de l’intérieur les différents métiers et professionnels du spectacle ainsi que les strates les plus classiques et les plus marginales du milieu artistique et social.
J’ai été témoin ou j’ai moi même subit, dans ma carrière, certains types de violences, de processus de domination plus ou moins intériorisés et je constate que malgré une forme de prise de conscience qui arrive petit à petit dans le milieu, ces violences continuent à gangrener l’écosystème du monde du spectacle.
Les témoignages quotidiens de nombreuses comédien.nes, artistes et technicien.nes du cinema, du theatre, affluent dans l’ère post Me Too, qui racontent un système où règne la violence et l’impunité perpétuée par le patriarcat qui ne veut rien céder de ses privilèges de dominant et de ses abus.
Des collectifs comme Me too Theatre, Me too Media, par exemple, portés par des femmes militantes, qui travaillent d’arrache pied, au risque de perdre leur santé et leur travail, qui sont harcelées sur les réseaux par des masculinistes fascistes et autres, sont pourtant bien des fers de lance d’un changement qui doit s’accomplir indubitablement, des refuges pour les victimes, et les actrices d’une recension des crimes et délits de VHSS.
La commission d’enquête sur les VSS lancée par l’assemblée nationale présidée par Sandrine Rousseau, va rendre son rapport et nous comptons beaucoup, entre autres choses, sur la mise en places de ses préconisations et mesures pour stopper les abus de pouvoir et les VSS qui touchent de près ou de loin tout.e artiste qui travaille.
Aujourd’hui, après une grande période de réflexion notamment sur le système professionnel dans lequel j’ai travaillé et travaille, je prend la parole pour prendre du recul sur mon expérience, dénoncer publiquement et mettre en lumière, pour chacun.e, ce que j’ai pu constater personnellement des rouages de domination et violences au sein de mon milieu professionnel depuis une dizaine d’années.
Sur le conseil de la grande autrice activiste africaine- américaine Audre Lorde, je prend le risque de la parole pour « transformer le silence en parole et en acte ».
Nous, artistes de theatre, de cabaret, de cirque et plus largement de spectacle vivant, vivons tous.tes à différents degrés des histoires de violence, morales , verbales, physiques ou sexuelles dans le cadre de notre pratique professionnelle.
Depuis 2016 que je pratique le cabaret en plus de ma pratique théâtrale ou musicale, j’ai pu analyser de nombreux types de violences de formes variées, jamais reconnues comme telles, sous jacentes ou frontales, souvent tues, cachées ou même niées .
Le plus souvent de la part d’hommes cis sur des femmes cis, de ce que j’ai pu constater, mais pas seulement car cela dépasse largement la problématique du genre où chaque individu est confronté, au delà de son genre, à un système qui dépend lui même du système de domination patriarcal et capitaliste de la société dont il fait partie.
Si les abus et violences sociales et professionnelles, touchent en premier lieu et sans commune mesure, les femmes, les membre de la communauté LGBTQIA+ et les personnes racisées, toutes les personnes cis peuvent aussi, subir, au sein de leur pratique professionnelle, les abus de pouvoir à l’oeuvre sur chacun.e, comme dans toutes les strates et organisations majoritaires de la société fondée sur la mécanique de domination.
J’exposerai ici ce que j’ai constaté dans le milieu du spectacle vivant en général et au cabaret en particulier, pour les exemples concrets.
UN SYSTÈME QUI PORTE EN SON ESSENCE SES MIRACLES ET SES DÉRIVES
Un désir de s’affranchir du système de domination confronté aux aléas de l’exercice du pouvoir.
Dans les groupes professionnels artistiques, le système de domination reste la norme malgré, pour certain.nes, un désir énoncé de s’en affranchir au moins symboliquement et artistiquement à travers, par exemple : les sujets traités, les formes utilisées, les discours, les complicités inter-personnelles ou les tentatives de réorganisation des normes de direction.
Mais les acteur.ices du milieu sont rattrapé.es par les enjeux liés à la question du pouvoir.
Le pouvoir de diriger un projet professionnel, une troupe ou un lieu, le pouvoir de travailler, le pouvoir d’exister artistiquement, s’adosse le plus souvent, pour se maintenir, à des ressorts de domination conscients ou non, assumés ou non.
En dehors des lieux institutionnels fondés sur une hiérarchie classique d’entreprise, certaines structures indépendantes sont aussi dirigées « à l’ancienne », par une personne directeur.ice artistique, metteur.euse en scène, ou patron.e de lieu ( en majorité des hommes cis blancs).
Les structures de spectacles indépendantes peuvent mettre en place, des systèmes différents comme l’organisation en collectif par exemple.
Pour d’autres, dans un milieu où les conditions de productions sont souvent précaires, une pyramide de commande spécifique au projet, à géométrie variable, parfois instable, est mise en place.
Une structuration où les équipes et les rôles de chacun.nes évoluent, au fil de l’eau, en fonction des résultats, des objectifs, des épuisements, des relations inter-personnelles et des parcours de vie, peut brouiller les cadres de protection des travailleur.euses.
L’artiste puissance et vulnérabilité
Le travail artistique peut rendre les individus vulnérables car il nécessite une mise à nu , une mise en jeu de soi, de ses représentations du monde, de la représentation de soi dans le monde, de son histoire, de ses émotions, de ses sens, de son corps, de ses convictions, de son endurance, de ses aptitudes et limites, de ses rêves, de ses croyances, de ses valeurs et désirs.
Dans ce contexte ou la passion se mêle au travail, les violences physiques, morales ou verbales sont reléguées, pour l’artiste concerné.e et ses collègues, bien souvent à un détail, à un aléas du quotidien, au même titre qu’une loge trop petite, un show mal payé, une salle non chauffée, ou un taxi trop cher, c’est à dire, comme un pis-aller à supporter vaillamment comme un bon soldat du spectacle.
Au sein du cabaret par exemple, il y a une richesse et une créativité extraordinaire, portée par la spécificité de ses artistes, de son dispositif, de son rôle social et politique et de son public.
Mais ce qui le rend nécessaire, joyeux, satirique, décadent, libre, poétique ou audacieux le rend aussi fragile, car les artistes jouent sur un fil et sans filets, au coeur même du public, au coeur de l’arène sociale.
La diversité des parcours de vie personnels et professionnels, les questionnements soulevés sur le genre, sur la sexualité, les prises de risque intimes, les jeux avec les peurs et désirs inavoués de la société, les positionnements politiques, les liens étroits avec les lieux de la nuit, l’alcool, les drogues et le travail du sexe, tendent à rendre poreuse la frontière entre intime et professionnel, entre la créature et son créateur, et de ce fait favorise les opportunités de dérives et de violences.
Par ailleurs et ce dans toutes les pratiques artistiques, il est aisé d’utiliser le désir de travailler de l’artiste, son désir de partager son univers ou de collaborer sur un projet spécifique, pour lui demander des choses ( en temps de travail, conditions de travail, en rémunération etc…) qu’il n’aurait pas acceptées en dehors de ce « travail passion ».
Bien sûr, pour tenir au sein de ce système, il se crée des alliances mais elles peuvent être volatiles, éphémères, changeantes et sont soumises aux conditions de productions précaires et /ou aux règles capitalistes du « business »
Les ruptures de collaborations pro et/ou inter-personnelles, peuvent provoquer dans les cas les plus sensibles, des arrêts de carrière soudains, des pertes de confiance en son travail, des dépressions, des crises existentielles.
La « passion » le besoin intime, intérieur, de travailler, de se mettre en scène, de collaborer, de la part de l’artiste est à la fois sa puissance et son talon d’Achille .
SE RESIGNER AUX VIOLENCES ?
Si le silence et l’acceptation est le mot d’ordre, comment dénoncer sa famille ?
Comment conserver la solidarité dans la précarité, l’adversité sociale ?
Que faire lorsque chaque membre du système accepte les règles du jeu en serrant les dents ?
- La précarité est aussi un terreau puissant pour préserver l’impunité et le silence face aux violences.
il est évident que la précarité des artistes ne leur permet pas, pour la plupart, de prendre le risque de se mettre à dos les directeur.ices de salle, les directeur.ices de projet ou les artistes bien en place dans la hiérarchie professionnelle, car cela leur ferait perdre leur travail.
Lorsque nous sommes confronté.es à des violences, quelles qu’elles soient, il est donc de mise de faire « comme si de rien n’était », pour ne pas perdre un travail comme c’est le cas dans toute entreprise. Le « statut » d’intermittent du spectacle, embauché à la journée, renforce l’insécurité de l’emploi.
La règle est de prendre sur soi, trouver des excuses psychologiques, logistiques, organisationnelles, sociales ou autres et de banaliser la petite ou grande violence puisque, en effet, c’est monnaie courante à différents degrés.
Mais garder le silence, sur ce que l’on subit ou sur ce dont on est témoin, serrer les dents pour ne pas faire de vagues, entretient le déni et pérennise le système d’abus et d’impunité .
-Il y a, dans de nombreux groupes d’artistes, et ce, depuis la nuit des temps, une « idéologie familiale » inspirée aussi bien de la troupe théâtrale traditionnelle, que de la famille de forains ou de cirque ou du collectif de cabaret.
Cette métaphore de la famille, offre l’idée d’un certain confort, un idéal à retrouver ou à préserver, mais perpétue aussi une confusion, une porosité, là aussi, entre l’intime et le professionnel.
Cette porosité vient à la fois d’un désir des individus de faire partie intégrante d’un groupe, d’une communauté, de se retrouver entre pairs, dans un « safe space », qui s’apparenterait à une nouvelle famille et à la fois d’une nécessité de se protéger du monde extérieur, de partager entre autres, des valeurs, des identités, des engagements, une solidarité, une fidélité, une protection, une confiance, une bienveillance, ses repas, ses émotions et son amitié.
Comment parler si notre parole remet en question le fondement de la « famille », de la communauté.
Dénoncer revient à trahir, comme dans toute famille. Trahir fait sans aucun doute prendre le risque d’en être banni , de perdre une communauté et un travail donc de vivre une violence supplémentaire. La double, la triple peine.
Plus largement encore, dénoncer crée un conflit de loyauté envers sa communauté professionnelle car la parole peut mettre en danger l’équilibre précaire du projet au sein d’une société où règne : la concurrence entre les projets d’une part et d’autre part de grandes difficultés financières de production, qui mettent en péril leur viabilité.
Elle peut fragiliser également le milieu dans son ensemble alors qu’il essaye justement de se fédérer, de montrer patte blanche, pour se faire reconnaitre par les institutions d’Etat et rassurer les producteurs privés ou public.
Les projets de cabarets et de cirques, queer ou de personnes racisées, sont à ce tire encore plus vulnérables de par la violence de la société radicalisée à droite conservatrice et dominante, envers leurs communautés et leur publics.
-L’individuation au cabaret et au cirque y est très forte de par la forme de création qui se joue sous forme de numéros individuels.
La professionnalisation peut-être est très différente entre chaque artiste qui a son propre parcours, son propre outil, son propre art, son propre besoin de reconnaissance, ses impératifs intimes ou sociaux qui peuvent être à des années lumières les uns des autres.
Chacun est employé à titre personnel et le groupe s’en trouve composé d’individus, de personnalités interchangeables à l’infini.
Dans toute structure artistique, la rébellion, l’honneur, les valeurs de solidarité, peuvent être mises de côté au profit d’un statut quo qui n’a aucune raison de changer car il profite à ceux qui ont la main sur les projets ,les lieux, les shows, ou à tous ceux qui sont, ou qui cherchent à être, en haut de la chaine de commande - domination.
De par sa nature, qui mêle l’intime au collectif, le collectif à la société , les dérives, abus, violences et accidents sont inévitables si des mesures de protection explicites et collectives ne sont pas imposées.
Parler creuse, ici comme ailleurs, le fossé entre celleux qui acceptent et qui pérennisent le système pour continuer à travailler et à socialiser au sein de la communauté et celleux qui parlent, qui refusent les règles du jeux tacites du silence et de ce fait, qui s’excluent ou se font exclure, de la communauté sociale et professionnelle.
DIFFICULTÉS DE DÉJOUER LA DOMINATION SYSTEMIQUE
Le nez dans le guidon
La complexité et la richesse des questionnement des artistes sur leur création, sur eux même, sur leur identité intime et/ou sociale, les urgences de création permanentes, les enjeux matériels, les empêchent parfois d’avoir une vision globale du système, de prendre du recul sur les mécanismes en jeu autour d’eux.
Les violences vécues dans les histoires intimes, peuvent aussi avoir l’effet de normaliser une certaine forme de la maltraitance dans la vie intime ou professionnelle, de banaliser un certain mal-être professionnel qui sera relégué à n’être qu’un symptôme purement personnel et quine sera donc pas envisagé comme relevant de la responsabilité du système professionnel en place.
La nécessité personnelle de reconnaissance artistique et professionnelle, dépendante du regard des autres, incite à ne pas perturber l’écosystème par une une rébellion malvenue.
Face aux gros bras
Comment stopper le cycle de la violence dans nos milieux alors qu’elle n’en finit pas de dépasser les limites de l’entendement sur l’ensemble de la planète ?
Comment mettre fin aux abus que nous subissons au sein de notre travail alors qu’ils sont légions dans les autres branches socio - professionnelles ?
Le monde en soi et soi dans le monde; l’exemplarité bafouée:
Quand le monde est fondé sur la loi du plus fort, quand les plus puissants de ce monde capitaliste patriarcal blanc n’ont plus aucunes limites à leur crimes et délits, quand aucune sanction ne fait tomber les pires exacteurs de casse sociale, de violences sur les femmes, les enfants, les LGBTQIA+, les personnes racisées, les minorités, les écologistes, les personnes migrantes, les travailleurs et les plus démuni.es, quand les injustices se logent partout où se porte le regard, dans toutes les structures sociales : foyers familiaux, entreprises, espaces publics, médias, politiques ; et bien, le chemin est déjà, tout simplement, balisé, préparé, pour celleux qui la pratiquent dans le monde du spectacle.
SE RESIGNER AUX VIOLENCES ?
Si nous ne disons pas stop collectivement,
Si la majorité se plie aux règles du jeu du silence, de l’acceptation, si nous ne créons pas nos propres règles de sécurité, nos propres lieux, nos propres structurations, dépouillées des vieux systèmes pyramidaux patriarcaux, si nous laissons la concurrence inoculer la division entre nous comme un poison, si nous laissons de côté les plus affaibli.es, les plus rebel.les, rien ne changera et nous serons encore et toujours les victimes résignées des abus de pouvoir et les responsables des abus commis sur nos soeurs et frères, maintenant et demain.
Pour l’avenir déjà des solutions
Des collectifs d’artistes, plus jeunes, plus militants, plus déconstruits, plus conscients des problématiques de violences, se forment et il semble que leurs organisations soit plus protectrices, moins violentes et plus égalitaires mais je n’en ai pas de témoignage direct.
En tous cas leur créativité est prolifique, joyeuse et engagée.
La société civile s’organise, de nombreux artistes et citoyen.nes prennent la parole pour dénoncer les systèmes d’oppression à l’oeuvre dans la société, de nombreuses associations, féministes, écologistes, antiracistes, politiques ou sociales, se forment pour faire front contre les violences systémiques et la domination patriarcale.
A nous de nous joindre à elleux dans l’inclusivité et la protection sans failles contre les violences systémiques dans notre monde professionnel aussi bien que dans la société.
Nous en avons besoin.
J’ai parlé, j’ai posé des actes, je continuerai à dire non, pour moi et pour les autres , je n’abdiquerai pas de mes idéaux artistiques et humains au profit du principe de domination du capitalisme et du patriarcat.
Bonne route à toustes
Avec amour
Mira Victoria
aka Mirabelle Wassef
MARS 25
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